LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE

« Et sans doute notre temps… préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être… Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacré. » Feuerbach (Préface à la deuxième édition, L’Essence du christianisme)

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En 1967, Guy Debord publie La Société du spectacle, ouvrage qui reprend toutes les critiques élaborées dans l’Internationale situationniste et qui, écrit sous forme d’aphorismes, montre que notre société «préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être […]» (citation de Feuerbach, placée en exergue du premier chapitre). La marchandise n’est plus une réalité, mais avant tout un spectacle. Poussant à bout les conséquences de cette affirmation, Debord conclut que le prolétariat, s’il est un sujet, est aussi une «représentation».

Ce livre, fondamental pour comprendre les contradictions de la «société de consommation» où l’acte de consommation symbolique l’emporte sur l’acte productif, a des prolongements dans le champ de la critique esthétique, culturelle, sociologique. Cet ouvrage vise donc à dénoncer la société qui est devenue tributaire de l’image et du spectacle au point de s’enfermer dans l’illusion, de préférer consciemment le faux et la représentation à la réalité et au vrai.

Du latin spectaculum, de spectare, regarder, le spectacle est un art, et à ce titre un reflet, voire une critique de la société. Toutefois, il est parfois difficile de savoir où se situe le spectacle, sur la scène ou dans la foule. Selon les deux principaux sens qu’en donne le Littré, le spectacle est à la fois «tout ce qui attire le regard, l’attention, arrête la vue » et une « représentation théâtrale. » Mais aller au spectacle aujourd’hui c’est aussi aller au cinéma, à l’opéra, au ballet…

Ne convient-il pas alors d’ajouter un troisième sens, issu du vocabulaire philosophique: le spectacle comme ersatz de la réalité, comme illusion? Guy Debord le définit comme « un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » (La société du spectacle, §4). Or il semblerait que la société se soit peu à peu enfermée dans ce type de rapports sociaux, chaque individu plaçant entre lui même et les autres cet écran de représentation, cet intermédiaire, qu’est l’image : quels rapports sociaux peuvent-ils alors entretenir, quand tout est fondé sur un leurre ? N’est-on pas dès lors entré également dans une société de séduction, si, comme le souligne J. Baudrillard, «séduire, c’est mourir comme réalité et se produire comme leurre » ?

Mais il y a plus, et cette évolution ne concerne pas que les individus dans leurs rapports sociaux ; tout semble ainsi montrer une exploitation de l’image par les pouvoirs en place : jouant sur l’imaginaire du peuple, cultivant son goût pour le spectacle et les « paillettes », le pouvoir s’est emparé de l’image comme d’un instrument politique. Au point que R. Debray, y voyant un phénomène de société, donne à son ouvrage le titre suivant : L’Etat séducteur, les révolutions médiologiques du pouvoir. Pour s’installer, ou se maintenir, l’Etat s’est donc doté des moyens du spectacle, a toujours joué de la représentation, et ce, comme le rappelle Louis Marin, depuis Louis XIV. Comment l’Etat fait-il alors usage de cet « amour du spectacle » ? Comment l’image peut-elle devenir manipulatrice ?

Enfin, cette suprématie du spectacle, et de l’image comme représentation, se manifeste aujourd’hui par le poids qu’ont les médias dans la société et la vie politique. Ainsi, la démocratisation de la télévision a renforcé encore cet enfermement dans l’illusion que G. Debord dénonçait déjà dans les années soixantedix. Actuellement, le concept même de télé-réalité, qui semble s’imposer dans les sociétés démocratiques occidentales, est révélateur d’un engouement illimité pour le monde de l’illusion ; ce règne des médias n’est-il pas porteur de risques pour la démocratie ? La manipulation effective du peuple par l’image pose de plus en plus problème dans une société où les élus doivent être choisis librement par l’ensemble des citoyens…

 

I. Le spectacle : entre illusion et réalité

« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » G. Debord, La société du spectacle, chapitre 1,1.

 

I.1. Une société de spectacle

« Mais eux (les savants) sont assis au frais, à l’ombre fraîche; ils veulent partout n’être que des spectateurs et ils se gardent bien de s’asseoir où le soleil brule les marches. Pareils à ceux qui stationnent dans la rue et qui, bouche bée, regardent les passants, ils attendent et regardent, bouche bée, les pensées imaginées par d’autres. Les touche-t-on de la main, ils font de la poussière autour d’eux, comme des sacs de farine; mais qui donc se douterait que leur poussière vient du grain et de la gloire dorée des champs d’été ![…] Ils travaillent, semblables à des moulins et à des pilons: qu’on leur jette seulement du grain! – ils s’entendent à moudre le blé et à le transformer en une poussière blanche.» Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

Hypertrophie de l’oeil : dans tous les domaines, nous sommes spectateurs en même temps qu’acteurs. Ainsi, nous connaissons nos gènes déficients et nous sommes témoins des progrès du mal qu’ils font. Sur un autre plan, nous prévoyons l’évolution du climat et sommes conscients de la façon dont nous concourons tous au réchauffement global. Dans tous ces cas, et tout particulièrement en ce qui concerne la médecine, il y a une disproportion croissante entre des progrès rapides dans le domaine du diagnostic et l’avancement à pas de tortue dans le domaine du curatif. Ecart entre une société spectatrice et une société qui n’a pas toujours les moyens d’être actrice… Nous connaissons infiniment mieux le jour et l’heure de la mort que les moyens de la prévenir.

Il est à craindre qu’il n’en soit ainsi dans le domaine politique. Quand les hommes n’étaient qu’acteurs, ils attaquaient l’ennemi ou se défendaient contre lui à la manière de l’animal qui veut agrandir son territoire ou le défendre. Les philosophes et les historiens réfléchissaient ensuite sur le sens de ces tragédies.

C’est bien par notre conscience, notre statut de spectateurs que nous nous distinguons des hommes du passé. En quoi cette société de spectacle mérite-t-elle alors, comme le fait G. Debord, d’être dénoncée ?

Cette dénonciation est essentiellement due au fait que l’individu de la société du spectacle est un individu aliéné : ainsi, « l’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. L’extériorité du spectacle par rapport à l’homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représentent. C’est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout. » (G. Debord, La société du spectacle, chapitre 1, 30.)

 

I.2. L’image et la représentation

« Cela est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept ou huit laquais ! Eh quoi ! il me ferait donner les étrivières si je ne le salue pas. Cet habit, c’est une force ». Pascal, Pensées, 315

Comme le souligne ici Pascal, c’est l’image qui, en les habillant, fait la force des choses, et ce serait le fait d’un semi habile que d’en contester la puissance, ou de mépriser les domaines où elle s’étend son empire. Car « la raison a beau crier », l’image, aujourd’hui plus que jamais, nous tient sous sa loi. Elle est moins objet que sujet du regard, elle l’oriente et l’imprègne, le façonne et l’éduque. Elle enserre la conscience dans un jeu de désirs et de refoulements, dans une stratégie complexe de pouvoirs et de contrepouvoirs qu’il s’agit de déjouer pour tenir un discours objectif à son sujet.

 

  • Dangers d’un monde dominé par l’image :

En premier lieu, l’image a contre elle d’être inapte à l’universel : sa dimension sensible particularise le regard, paralyse la pensée et gène la faculté d’abstraction. Le second point est que l’image est spatiale, statique, elle fige la fluidité du temps et n’a aucune capacité dynamique, évolutive. L’image opère une coupe dans le réel, mais elle n’en restitue que la platitude, en laissant échapper l’épaisseur du vécu, la concrétude existentielle de la temporalité. Ainsi, un cliché photographique saisi sur le vif de l’instant déçoit-il souvent lorsqu’on le considère après coup : par son caractère figé, il nous livre seulement la trace de l’émotion, le squelette de l’évènement. Troisièmement, le foisonnement contemporain des images nous voue à la multiplicité, à la relativisation des valeurs et des êtres, à la perte du sens de l’origine : tout n’est alors qu’images, jeu de reflets, et diffraction des apparences. Le spectateur moderne est pris dans un jeu de miroirs d’une telle complexité qu’il devient impossible de distinguer l’image de la réalité. Enfin, et c’est une conséquence des points précédents, les images contemporaines sont tellement saturées d’irréel qu’elles s’avèrent incapables d’assumer la fonction de renvoi à la réalité des choses caractéristique de l’image classique. Les nouvelles formes de l’image tendent à brouiller les frontières entre fictif et réel, à replacer la manifestation de l’absence effective de la chose par l’illusion d’un effet de présence. Toutes ces analyses qui tendent à dévaluer l’image, à n’en faire qu’un pâle reflet de la réalité, nocif car trompeur, ont été formulées bien auparavant par la doctrine platonicienne de la représentation.

 

  • Platon et l’allégorie de la caverne :

Dans La République, Platon dénonce les effets néfastes de l’image sur l’homme : tout homme qui veut sortir de la caverne –ou, pourrait-on dire, de la « société du spectacle »- doit se faire violence, se contraindre ; car si, sur le chemin de la vérité, la réalité est bien préférable à la vie dans le mensonge et l’illusion, l’image n’en est pas moins plus séduisante que la réalité.

« Eh bien ! après cela, dis-je, représente-toi d’après une épreuve telle que celle-ci notre nature par rapport à l’éducation et au fait de ne pas être éduqué. Figure-toi donc des hommes comme dans une habitation souterraine ressemblant à une caverne ayant l’entrée ouverte à la lumière sur toute la longueur de la caverne, dans laquelle ils sont depuis l’enfance, les jambes et le cou dans des chaînes pour qu’ils restent en place et [514b] voient seulement devant eux, incapables donc de tourner la tête du fait des chaînes ; et encore la lumière sur eux, venant d’en haut et de loin, d’un feu brûlant derrière eux; et encore, entre le feu et les enchainés, une route vers le haut le long de laquelle figure-toi qu’est construit un mur, semblable aux palissades placées devant les hommes par les faiseurs de prodiges par-dessus lesquels ils font voir leurs prodiges.

– Je vois, dit-il

– Eh bien vois maintenant le long de ce mur des hommes portant [514c] en outre des ustensiles de toutes sortes dépassant du mur, ainsi que des statues d’hommes[515a] et d’autres animaux de pierre et de bois et des ouvrages variés ; comme il se doit, certains des porteurs font entendre des sons tandis que d’autres sont silencieux.

[…] ceux-ci en effet, pour commencer, d’eux-mêmes, penses-tu qu’ils aient pu voir autre chose que les ombres projetées par le feu sur la partie de la caverne qui leur fait face ?

– Comment donc, dit-il, s’il est vrai qu’ils sont contraints de garder la tête immobile [515b] toute leur vie ?

– Mais des objets qui défilent, n’en est-il pas de même ?

– Et comment !

– Dès lors, s’ils étaient capables de dialoguer entre eux les choses présentes étant les mêmes, ne crois-tu pas qu’ils prendraient l’habitude de donner des noms à cela même qu’ils voient ?

– Nécessairement.

– Et quoi encore si de plus la prison produisait un écho en provenance de la partie leur faisant face ? Chaque fois qu’un des passants ferait entendre un son, penses-tu qu’ils pourraient croire que le son entendu vient d’ailleurs que de l’ombre qui passe ?

– Par Zeus, certes non !

– [515c] Très certainement, repris-je, ceux-là ne pourraient tenir pour le vrai autre chose que les ombres des objets confectionnés.

– De toute nécessité, dit-il.

– Examine maintenant, repris-je, leur délivrance et leur guérison des chaînes et de la déraison : que serait-elle si naturellement il leur arrivait ce que voici ? Quand par hasard quelqu’un serait délivré et contraint subitement à se lever et aussi à tourner le cou et à marcher et à lever les yeux vers la lumière, tout ce que faisant, il éprouverait de la douleur et serait en outre incapable, du fait des scintillements de la lumière, d’examiner ce dont [515d] auparavant il voyait les ombres, que penses-tu qu’il dirait si quelqu’un lui disait qu’auparavant il voyait des balivernes alors que maintenant, un peu plus proche de ce qui est et tourné vers des choses qui, plus encore, sont, il voit plus droit et si de plus, lui montrant chacune des choses qui passent il le contraignait en le questionnant à discerner dans ses réponses ce que c’est ? Ne penses-tu pas qu’il serait dans l’embarras et qu’il croirait les choses vues auparavant plus vraies que celles maintenant montrées ?

– Et même de beaucoup ! dit-il.

– [515e] Et si donc en outre on le contraignait à regarder vers la lumière ellemême, que ses yeux lui feraient mal et qu’il se déroberait en se retournant vers ce qu’il est capable d’examiner, et qu’il tiendrait cela pour réellement plus clair que ce qui serait montré ?

– C’est ça, dit-il.

– Si alors, repris-je, de là quelqu’un le tirait de force tout au long de la montée rocailleuse et escarpée et ne le lâchait pas avant de l’avoir tiré dehors à la lumière du soleil, est-ce qu’il ne s’affligerait pas [516a] et ne s’indignerait pas d’être tiré, et, quand il serait arrivé à la lumière, ayant les yeux pleins de l’éclat du soleil ne pourrait pas même voir une seule des choses maintenant dites vraies ?

– Probablement pas, dit-il, du moins pas tout de suite.

– C’est donc l’habitude je pense, qu’il lui faudrait pour peu qu’il ait l’intention de voir les choses d’en haut. Et tout d’abord ce sont sans doute les ombres qu’il examinerait le plus facilement, puis après cela les images dans l’eau des hommes et des autres choses, puis enfin cela même ; à partir de là ce qui est dans le ciel et le ciel lui-même il pourrait les contempler plus facilement sans doute de nuit, regardant en face là [516b] lumière des astres et de la lune, que de jour le soleil et celle du soleil.

– Comment donc en serait-il autrement ?

– A la fin certes, je pense, c’est le soleil, non pas ses apparitions dans l’eau ou en quelque autre place mais lui-même tel qu’en lui-même dans son espace propre qu’il pourrait examiner et contempler tel qu’il est.

– Nécessairement, dit-il.

– Et après cela, il déduirait bientôt par un raisonnement à son sujet que c’est lui qui produit les saisons et les années et qu’il supervise tout [516c] ce qui est dans le domaine vu et que, de ces choses qu’ils voyaient, [il est] en quelque sorte, de toutes, responsable.

– C’est évident, dit-il, qu’après cela, il en viendrait à ça !

– Et quoi encore ? Se remémorant sa première habitation et la sagesse de làbas et ses compagnons de chaînes d’alors, ne penses-tu pas que lui, d’une part, se déclarerait heureux du changement et qu’eux par contre, il les prendrait en pitié ?

– Tout à fait !

– Et puis, les honneurs et les louanges, si certaines avaient cours alors entre eux, et les prérogatives accordées à celui qui examinait de la manière la plus pénétrante ce qui passait et se souvenait le mieux de ce qui avait coutume de passer en premier, ou en dernier, [516d] ou ensemble, et donc pour cela le plus capable de deviner ce qui allait arriver, crois-tu qu’il en aurait encore le désir et qu’il envierait ceux d’entre eux qui étaient honorés et investis du pouvoir, ou qu’il éprouverait le même sentiment que dans Homère et préfèrerait mille fois être « un cultivateur travaillant à gages pour un autre homme sans ressources » et souffrirait n’importe quoi plutôt que cette manière de se faire une opinion et cette vie là ?

– [516e] C’est ça., dit-il, je le pense moi aussi : tout souffrir plutôt que de se résigner à cette vie là !

– Et maintenant, mets-toi ceci dans l’esprit repris-je. Si celui-ci redescendait pour retourner s’asseoir sur son siège est-ce qu’il n’aurait pas les yeux éclaboussés par les ténèbres, venant subitement du soleil ?

– Tout à fait certes, dit-il.

– Et alors ces ombres, si de nouveau il lui fallait lutter jusqu’au bout, en se faisant des opinions sur elles, avec ceux qui ont toujours été enchainés, au moment où il aurait la vue faible, [517a] avant que ses yeux ne fussent rétablis –et le temps ne serait pas court, tant s’en faut ! jusqu’à l’habitude, ne prêterait- il pas à rire et ne dirait-on pas de lui qu’étant monté là-haut, il est revenu les yeux endommagés, et que ça ne vaut vraiment pas la peine d’essayer d’aller là-haut ? Et celui qui entreprendrait de les délivrer et de les faire monter, si tant est qu’ils puissent le tenir en leurs mains et le tuer, ne le tueraient-ils pas ? -A toute force ! dit-il. »

Platon décrit, dans cette allégorie de la caverne, notre condition première d’hommes plongés dans le monde matériel et visible. Nous n’y voyons jamais que des reflets trompeurs (projetés par des manipulateurs d’opinion) que l’habitude nous fait prendre pour la réalité elle-même. Ce monde-là nous rend tous prisonniers des apparences. L’âme, douloureusement contrainte par un éducateur à se délivrer de ses erreurs, reste d’abord hébétée et stupéfaite, sans repères. Elle ne saurait plus dire ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Le premier moment de l’éducation philosophique est donc négatif et critique. Mais au moins, l’âme ne se repose plus sur de fausses certitudes. Elle apprendra à se tourner et à s’élever vers le principe des choses et de son intelligence des choses : l’idée du Bien.

De même, la société enfermée dans la représentation, dans le spectacle, doit s’efforcer de sortir de cette situation, et cet effort ne peut être réalisé sans douleur ; la philosophie peut- elle alors être envisagée comme remède à la société du spectacle? Est-il possible d’accéder par elle à la réalité, en refusant de se laisser enfermer dans des images illusoires ?

 

  • Critique de la représentation :

Toujours est-il que c’est bien la représentation qui est ici dénoncée. Dénonciation d’un monde qui s’enferme dans la représentation au lieu de se confronter à la réalité.

On peut attribuer deux sens principaux au terme de représentation. D’une part, il désigne le fait de tenir lieu, de se substituer à une chose ou à une personne absente concrètement, mais qui accèdent par le dispositif représentatif à un mode particulier d’existence. D’autre part, la représentation renvoie dans le langage juridique à une exhibition de la présence, à son redoublement. Ainsi, c’est le premier sens, le plus courant, qui a les conséquences les plus importantes pour la théorie de la connaissance. On peut dire que la représentation atteste le fait que le rapport de notre pensée à la chose ne saurait être que médiat, et que nous n’intégrons le monde à notre réflexion que par quelque chose « qui en tient lieu ». L’intellect doit alors appuyer son activité sur les images, fournies par la phantasia qui jettent un pont entre la sensation et le concept. Mais la dimension politique de la représentation se fonde sur ce sens précis : tout d’abord, les élus peuvent représenter leurs électeurs au sens où ils en tiennent lieu, où ils se substituent à eux dans l’exercice de leur souveraineté. Mais en retour, les images représentent le pouvoir dans la mesure où elles maintiennent ceux qui les observent sous son emprise : le pouvoir délègue sa souveraineté à l’efficace de l’image. L’image représentative ne fait pas que reproduire un pouvoir absent dont elle livre un succédané, elle est elle-même pouvoir auto-attesté, auto-légitimé. Représenter est alors redoubler sa propre présence, la réfléchir pour renforcer sa puissance.

 

I.3. Le règne du faux.

Dans ses Commentaires sur la société du spectacle, G. Debord rappelle lui-même les risques de l’image et du spectacle qui tendent à enfermer les spectateurs dans un monde illusoire où le faux est préféré a la réalité.

Ainsi, « il y a plus de cent ans, le Nouveau Dictionnaire des Synonymes français d’A-L Sardou définissait les nuances qu’il faut saisir entre : fallacieux, trompeur, imposteur, séducteur, insidieux, captieux ; et qui ensemble constituent aujourd’hui une sorte de palette des couleurs qui conviennent à un portrait de la société du spectacle. Il n’appartenait pas à son temps, ni à son expérience de spécialiste, d’exposer aussi clairement les sens voisins, mais très différents, des périls que doit normalement s’attendre à affronter tout groupe qui s’adonne à la subversion, et suivant par exemple cette dégradation : égaré, provoqué, infiltré, manipulé, usurpé, retourné ».

Fallacieux, du latin « fallaciosus », désigne ce qui est habile ou habitué à tromper, plein de fourberie : la terminaison de cet adjectif équivaut au superlatif de trompeur. Ce qui trompe ou induit en erreur de quelque manière que ce soit, est trompeur : ce qui est fait pour tromper, abuser, jeter dans l’erreur par un dessein formé de tromper avec l’artifice et l’appareil imposant le plus propre pour abuser, est fallacieux. Trompeur est un mot générique et vague ; tous les genres de signes et d’apparences incertaines sont trompeurs : fallacieux désigne la fausseté, la fourberie, l’imposture étudiée; des discours, des protestations, des raisonnements sophistiques sont fallacieux. Ce mot a des rapports avec ceux d’imposteur, de séducteur, d’insidieux, de captieux, mais sans équivalent. Imposteur désigne tous les genres de fausses apparences, ou de trames concertées pour abuser ou pour nuire ; l’hypocrisie par exemple, la calomnie, etc. Séducteur exprime l’action propre de s’emparer de quelqu’un, de l’égarer par des moyens adroits et insinuants. Insidieux ne marque que l’action de tendre adroitement des pièges et d’y faire tomber. Captieux se borne à l’action subtile de surprendre quelqu’un et de le faire tomber dans l’erreur. Fallacieux rassemble la plupart de ces caractères.

Dans le domaine de l’art, par exemple, ce règne du faux est particulièrement sensible : ici comme ailleurs, l’ignorance n’est produite que pour être exploitée. En même temps que se perdent le sens de l’histoire et du goût, on organise des réseaux de falsification. Ainsi, il suffit de tenir les experts et les commissaires -priseurs, et il est facile de tout faire passer, puisque c’est la vente qui authentifie toute la valeur. Après ce sont les collectionneurs ou les musées, notamment américains, qui, gorgés de faux, ont intérêt à en maintenir la bonne réputation.

Le faux forme le goût et soutient le faux en faisant disparaître sciemment la possibilité de référence à l’authentique. On refait même le vrai, dès que c’est possible, pour le faire ressembler au faux.

Mais aujourd’hui, c’est partout que le factice a tendance à remplacer le vrai. Au point que la pollution due à la circulation automobile oblige à remplacer par des répliques en plastique les chevaux de Marly ou les statues romanes du portail de Saint-Trophime.

 

II. Eblouir pour régner : l’Etat séducteur

« Semblablement, la mise en place de la domination spectaculaire est une transformation sociale si profonde qu’elle a radicalement changé l’art de gouverner ». G. Debord, Commentaires sur la société du spectacle

Si la société est fascinée par le spectacle, si, comme le montrera Descartes, l’Etat peut exploiter cette fascination à son avantage, l’image est également un instrument essentiel du pouvoir : par la représentation, le roi Louis XIV s’est en effet doté des moyens d’une politique de prestige ; la société du spectacle ne date donc pas d’hier. Si l’on en croit Louis Marin, l’image du roi n’est pas la simple représentation de son apparence immédiate, mais elle est à la fois une manifestation et un instrument de son pouvoir.  De même que l’enfant reconnaît dans son corps reflété une unité et une cohérence qui ne sont encore qu’imaginaires, de même le roi voit dans son portrait une forme idéale du pouvoir qu’il exerce. Le portrait du roi n’est plus alors l’image de son corps physique, mais celle de son corps politique. Et l’image donne même au pouvoir une extension illimitée, une forme purifiée, idéale que lui refusent les vicissitudes du réel. Le portrait constitue alors l’imaginaire du pouvoir.

Mais en outre, dans le sujet, l’imaginaire stylise et informe le réel. On peut repérer un effet analogue de l’image politique : la représentation tient au respect la réalité du corps politique, à savoir le peuple, elle l’oriente et le façonne. La représentation s’organise donc en un circuit où s’opèrent des transferts de pouvoir : on passe du corps physique du roi, à son corps en image, puis de celui-ci à l’image du pouvoir absolu, qui exerce sa puissance sur le corps politique réel. Pour Louis Marin, ce mécanisme signifie la transformation de la force en pouvoir : la première est une puissance effective, extérieure qui se traduit par l’annihilation de tout pouvoir de toute résistance. Le second l’intériorisation, la mise en réserve de la force : dans l’image, la force est médiatisée, signifiée, et elle n’a donc plus besoin de s’exercer en fait. Le pouvoir politique de l’image représente donc l’abolition de la barbarie de la force.

Par ailleurs, le régime dictatorial s’est également servi de ce pouvoir de l’image, de cette instrumentalisation du spectacle en sa faveur. Tout régime dictatorial, de fait, peut être défini comme une forme de pouvoir politique qui en est resté au stade de l’imaginaire. La prolifération des images a, en ce sens, un double effet : d’une part, elle enferme le système politique dans une logique du même, où la multiplicité des points de vue et la pluralité des expressions politiques s’effacent derrière la dynamique uniforme de la représentation du pouvoir ; d’autre part, elle exerce une extraordinaire violence envers tous les membres du corps politique : l’image se substitue à la circulation de la parole, elle fascine l’attention et paralyse toute velléité de réflexion politique. Seul l’accès à l’universalité politique de la loi peut casser cette logique unidimensionnelle de l’image. Le passage du pouvoir à l’ordre symbolique suppose la reconnaissance de l’existence politique de l’autre, reconnaissance qui ne s’opère que par l’acceptation de l’autorité et de la loi.

Enfin, le spectacle peut être utilisé par l’Etat en place pour éblouir le peuple, pour dissimuler la triste réalité derrière l’artifice ; il devient alors « séducteur » dans la mesure où il dirige les regards des individus dans la direction qu’il a choisie ; il y a bien, et c’est ce que dit le mot séduire, une forme de violence dans ce procédé. Eblouir pour régner, c’est en fait ôter au peuple une partie de sa liberté de penser, c’est orienter l’opinion publique pour la tenir en respect.

C’est Descartes lui-même qui a été le premier théoricien de ce rapport social. À la fin de sa célèbre explication de l’arc-en-ciel, il écrit: «Et ceci me fait souvenir d’une invention pour faire paraître des signes dans le ciel, qui pourraient causer grande admiration à ceux qui en ignoreraient les raisons». Suivent une série de conseils techniques indiquant la façon de produire un spectacle propre à assurer la gloire de son invention, de même que celle du prince qui lui paie une pension. Au moyen de fontaines disposées en série et savamment construites où couleraient des huiles et des alcools à la place de l’eau, «on pourra faire, précise Descartes, que ce qui paraîtra coloré ait la figure d’une croix ou d’une colonne, ou de quelque autre chose qui donne sujet à l’admiration». Mais à quoi bon, ajoute le philosophe, se donner la peine de produire un spectacle aussi ingénieux si l’on ne peut pas l’offrir à tout un peuple ? « Mais j’avoue qu’il y faudrait de l’adresse et de la dépense, afin de proportionner des fontaines, et faire que les liqueurs y sautassent si haut, que ces figures pussent être vues de fort loin par tout en peuple, sans que l’artifice s’en découvrit » (Oeuvres et lettres de Descartes, Paris, La Pléiade, 1958, pp. 243- 244). À deux reprises, Descartes précise que l’effet désiré -la fascination du peuple- suppose que ce dernier ignore aussi bien les raisons du prodige que son caractère artificiel.

Cette double ignorance, qui donne à l’image fabriquée l’apparence et le prestige miraculeux d’un phénomène naturel unique, fait précisément partie des conditions d’existence de la télévision: «La télévision est un écran entre le réel et nous alors que le téléspectateur croit qu’elle est l’écran sur lequel se projette le réel» (Jacques Piveteau, cité in Jacques Ellul, Le bluff technologique, Hachette, 1988, p. 395).

 

III. Le règne des médias ou la manipulation par l’image

« De ce spectacle (celui des médias industrialisés) on peut tirer la loi suivante : les réactions affectives d’un individu s’appauvrissent, se minimisent, glissent sur le plan du jeu et de la fiction, dans la mesure où se multiplient, autour de cet individu, les excitations artificielles… » Gustave Thibon, Vie urbaine et surmenage affectif

 

III.1. La démocratisation de la télévision

Selon une idée très répandue, la télévision exercerait un très grand pouvoir sur les esprits, et pourrait orienter les opinions dans tel ou tel sens, par la force des images liées aux paroles. Il est exact que ce genre d’effet existe, mais il a été souvent très exagéré.

Plus généralement, les études les plus sérieuses, notamment celles qui ont été conduites par Lazarsfeld et ses disciples, ont démenti les affirmations courantes selon lesquelles les médias, et principalement la télévision, permettaient une sorte de conditionnement de l’esprit public. En particulier, on a constaté́ que, pendant les campagnes électorales, l’action de la télévision n’était certes pas nulle, mais moins intense qu’on ne l’avait cru naguère. C’est seulement dans les pays totalitaires, où tous les médias agissent dans le même sens, que leur pouvoir est considérable.

Les travaux de l’école de Lazarsfeld ont permis d’établir que les changements d’opinion étaient plutôt le fait des contacts interindividuels. Mais ces mêmes études ont révélé que ce sont des personnes bien déterminées qui influencent le plus leur entourage. On leur donne le nom de « guides d’opinion ». Ce ne sont pas nécessairement des notables, mais des gens qui sont très attentifs aux messages des médias et particulièrement à ceux de la télévision. Celle-ci, en définitive, exerce donc bien une action non négligeable, mais de façon indirecte, en pesant d’abord sur les attitudes des guides d’opinion qui, ensuite, influencent leurs relations. C’est ce processus qu’on nomme la « diffusion en deux temps » des opinions. D’autres études ont montré́ que la télévision n’a guère le pouvoir de retourner complètement les esprits. Les téléspectateurs sont peu attentifs aux messages qui sont trop directement contraires à leurs convictions, ou bien ils les retiennent mal. C’est donc plutôt en faisant dévier les croyances, sans les attaquer de front, ou même par des émissions dialoguées, que la télévision modifie l’esprit public. Elle exerce une action plus évidente sur ce qu’on appelle l’« image » des hommes politiques, et ceux-ci s’évertuent à paraître sous leur meilleur aspect au petit écran. De ce fait, la télévision a beaucoup modifié la vie politique, et elle y a même fait pénétrer le phénomène de la « vedettisation ».

Les sociologues américains lui ont, vers les années cinquante, beaucoup reproché d’être conformiste, c’est-à-dire de s’aligner sur les goûts du public et, par conséquent, de les figer. Par exemple, la plupart des émissions tendaient à représenter la vie familiale traditionnelle, à montrer la vertu récompensée et le vice puni. Mais cette tendance des responsables des programmes a fait place ensuite à une attitude plus novatrice ou contestataire qui pouvait même conduire à choquer le public ou à le «déranger», comme on s’est plu à le dire. Cette évolution a été due au fait que tout s’use à la télévision, et qu’on s’est lassé du conformisme devenu conventionnel et monotone. Il semble bien que les deux tendances, celle de la prudence et celle de la provocation, aient alterné, ou plutôt se soient partagé l’ensemble des programmes, de manière à satisfaire les appétits de changement et l’esprit routinier qui, souvent, coexistent en chacun de nous.

Dans ces conditions, le petit écran n’est pas totalement innocent dans certaines évolutions telles que celle du féminisme, des rapports entre générations et de la liberté sexuelle. Selon plusieurs sondages, la majorité du public supporte moins bien la multiplication des scènes érotiques à la télévision qu’au cinéma, mais sa tolérance va en augmentant.

Un des problèmes le plus souvent évoqués dans l’opinion et le mieux étudiés par les spécialistes, c’est celui qui concerne l’éventuelle responsabilité du petit écran dans le développement de la violence. Déjà, en 1954, un sondage révélait que 70% des Français lui faisaient ce grief. Aux États-Unis, on a pu établir que les programmes contenaient une très grande proportion de scènes de violence. Exercent-elles une action directe sur les spectateurs pour faire d’eux des délinquants ? Les enquêtes faites à ce sujet indiquent que seuls les individus prédisposés au crime sont enclins à imiter les actes de violence qu’ils voient à la télévision. Mais ne faut-il pas, craindre, plutôt que cette influence directe, une sorte d’imprégnation qui ferait que les téléspectateurs assidus, surtout les jeunes, dévieraient plus que les autres dans les comportements antisociaux ?

Deux thèses à ce sujet s’affrontent, l’une qui attribue aux spectacles de violence un effet « cathartique », c’est-à-dire permettant aux pulsions agressives de se défouler sur le plan imaginaire et non dans l’action, et l’autre qui voit plutôt dans les programmes de violence une incitation à régler les problèmes par ce même moyen.

 

III.2. Médias et démocratie

« Le spectacle se présente comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien de plus que « ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît ». L’attitude qu’il exige par principe est cette acceptation passive qu’il a déjà en fait obtenue par sa manière d’apparaître sans réplique, par son monopole de l’apparence. » G. Debord, La société du spectacle, chapitre 1, 12 – Le rapport de force

Les médias, s’ils sont un moyen d’expression essentiel pour les acteurs démocratiques, jouent un grand rôle dans la formation de l’opinion publique. Plaçant certains débats sur le devant de la scène, ils peuvent aussi en occulter d’autres ; ils sont donc soumis à une éthique : exactitude de l’information, respect de la vie privée, vérification des sources.

La presse est un moyen de contestation, ce qui explique que les premiers textes démocratiques aient consacré sa liberté. Par exemple, le 1er amendement de la Constitution américaine (1791) stipule : « le Congrès ne fera aucune loi portant atteinte à la liberté d’expression ». En outre, il y a concomitance entre l’avènement du suffrage universel, au XIXesiècle, et le développement de la presse de masse. Au cours du XXe siècle, ce ne sont plus les seuls journaux, mais la télévision, le cinéma, la radio qui servent au débat démocratique. Au XXIe siècle, le développement d’Internet permet aussi la diffusion des idées démocratiques. Mais les médias se sont eux aussi démocratisés au fur et à mesure que la démocratie progressait. Leur accès est bon marché, aisé, équitable sur tout le territoire et leur pluralisme aide aujourd’hui au fonctionnement de la démocratie, dont il est une condition essentielle.

Néanmoins, les médias peuvent représenter un danger pour la démocratie. Les médias sont-ils un 4ème pouvoir, à côté des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ?

Si, en démocratie, il est nécessaire de proscrire tout secret, faut-il pour autant tout donner à voir? Il convient toutefois d’être attentif à la violation de l’intimité. Tout gouvernement a besoin d’une certaine part de secret au moins dans la préparation des décisions, ou s’agissant des affaires internationales. En revanche, la démocratie exige la transparence absolue après -coup.

Le risque de manipulation : le financement des médias dépend de capitaux privés qui peuvent vouloir modifier l’information selon leurs intérêts, ou peser sur le fonctionnement démocratique. La concentration financière peut aussi altérer leur indépendance, même si certains médias ont garanti un mode de financement indépendant. Pluralisme des médias ne rime donc pas toujours avec pluralité d’opinions et diversité de l’information. De même, les sondages peuvent influencer voire fausser les comportements électoraux. En outre, les médias ne sont pas égaux. La télévision, média de masse, touchant des citoyens le plus souvent passifs, est accusée de simplifier les débats et de « faire » l’opinion, alors que la course à l’audience fait peu de place au débat démocratique. Sensibles aux échos des médias, les hommes politiques sont accusés de façonner leur discours non pas selon leurs convictions mais selon l’état de l’opinion, selon la vision des médias. Le débat d’idées et la démocratie de terrain céderaient alors le pas à la mainmise de la télévision sur les campagnes électorales.

Quoiqu’il en soit, pour lutter contre l’effet déformant des médias, le rôle de l’éducation est primordial, qui permet de comprendre les messages des médias, et de ne pas leur accorder plus de poids qu’ils ne méritent.

 

III.3. La société du spectacle : une guerre ouverte entre médias et pouvoir politique

La classe politique a perdu plusieurs batailles importantes, sinon décisives, dans la lutte qui l’oppose à la caste des médias. Et ce pour une raison très simple : les partis politiques ont besoin des médias pour se faire élire. Les médias, certes, ont besoin des politiques, mais il leur importe peu que ce soit un parti ou un autre qui soit au pouvoir, un mauvais gouvernement présentant même plus d’intérêt pour eux qu’un bon.

La concurrence entre les partis politiques pour séduire les médias est néfaste à la longue pour l’ensemble de la classe politique et à plus long terme pour chacun des partis. Le parti qui vient d’être porté au pouvoir, parce qu’il a réussi mieux que ses concurrents à séduire les journalistes, sera à son tour victime lors d’une prochaine élection de la surenchère dont il tire profit en ce moment.

Il y a aussi une concurrence entre les médias, mais loin de les affaiblir, elle nuit à la classe politique d’une autre manière, en incitant les journalistes à trouver de nouveaux moyens de piéger les élus, ce qui accroît le mépris du public pour eux et les réduit à devoir s’humilier davantage devant micros et caméras.

Pour illustrer ce phénomène, dû à l’extension actuelle de la société du spectacle, un exemple de vocabulaire : On utilisait jadis le mot pouvoir pour désigner le pouvoir. On utilise aujourd’hui le mot gouvernance. Ce changement de mot cache un changement de philosophie. La gouvernance est un pouvoir qui valorise l’autoorganisation, l’interaction entre les groupes de pression et minimise le rôle des chefs. Plus personne ne parle d’élite. Les élus ne font plus partie de l’élite. Ce que les sondages confirment. Les élus semblent avoir oublié́ que par-delà leur personne, ils sont investis des plus hautes fonctions dans la société et qu’en tant que tels, ils sont des symboles que chacun doit respecter. Dans leur cas, le respect s’appelle l’honneur. Et si Le respect est bien dû à l’être humain en tant que tel, l’honneur est attaché à un statut particulier dans la société. Le mot de Pascal sur les ducs pourrait alors s’appliquer intégralement aux députés et à tous les élus. « Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime; mais il est nécessaire que je vous salue.»

Les journalistes devraient-ils échapper à cette règle ? Ne devraient-ils pas, au contraire, donner l’exemple du respect à l’égard de ce que Pascal appelait les grandeurs d’établissement ? Or, non seulement ils y échappent, mais on pourrait même penser qu’ils s’efforcent de détourner vers eux le respect dû aux élus qui sont aussi les législateurs et, quand ils sont au gouvernement, les détenteurs de l’autorité…

 

IV. L’avenir de la société du spectacle : le phénomène de télé réalité

« Les spectateurs appartiennent à toutes les classes sociales, y compris les plus cultivées, observe Ignacio Bel, spécialiste madrilène du droit à l’information. Ils se laissent aller à la fascination morbide, à la curiosité malsaine. »

Une nouvelle formule d’émissions remporte actuellement un succès considérable. Avec la télé réalité, les caméras filment un groupe d’individus jusqu’à la victoire du «meilleur». Est-ce alors la télévision qui imite la vie ? Ou le contraire ? Depuis toujours, philosophes et savants s’efforcent de définir la réalité. Mais dans le jargon de la télévision, aucune ambiguïté : la réalité est cet « ingrédient miracle » grâce auquel le téléspectateur volage reste enfin collé à l’écran. Dans toute l’Europe, la même recette garantit le succès: on assiste à un enchaînement d’événements réels impliquant des gens ordinaires, qui s’achève par la remise d’une récompense. Enfermement, surveillance, récompense: la même formule triomphe partout.

Mais pour les critiques, ce « genre nouveau » trahit un insondable mépris des gens : tous dénoncent ce voyeurisme dégradant. Certes, l’audience de ce type d’émission s’explique dans une large mesure par la possibilité de surprendre une scène osée. Mais au bout du compte, les émissions comme « Big Brother » montrent davantage la banalité du quotidien qu’elles ne dévoilent la vie privée des participants.

« On n’avait jamais réussi un tel mélange de fiction et de réalité », estime Elizabeth Lopez, productrice pour la chaîne espagnole Télé 5. Le spectacle exige quelques artifices, mais, poursuit-elle, les participants écrivent eux-mêmes le scénario ». Sur une trame familière à la plupart des téléspectateurs : il faut garder sa place, éliminer les autres et donner l’impression de maintenir un esprit de solidarité.

Ainsi, la diffusion en continu des reality-shows sur Internet, le recours au vote du public et la possibilité de communiquer par mail avec les participants renforcent cette séduction démocratique: la télé réalité, vitrine de la puissance des médias, semble contrôlée par les téléspectateurs.

Ce sont des divertissements inoffensifs, disent les producteurs : il n’y a pas d’effusion de sang et personne ne s’appauvrit. Mais télévision et société entretiennent des relations complexes. Le spectacle d’hommes et de femmes confrontés à des difficultés est-il divertissant ? Apparemment oui, mais il montre surtout que la télévision étend son empire. En imposant sa propre version du « réel », ses stéréotypes, ses personnages, son style de jeu et ses pages de publicité.

« Si ces émissions ressemblent à la vraie vie, c’est par leur cynisme », affirme Todd Gitlin, spécialiste des médias à New York University. « Elles montrent que tout est mis en scène, que les sentiments sont superficiels, qu’il n’y a pas grande différence entre réalité et simulation. À défaut de sombrer dans le voyeurisme, nous coulons nos vies quotidiennes dans le moule télévisuel ».

Quand on ne peut plus vivre les choses d’une manière authentique, on se les représente ou on se représente soi-même en train de les vivre. Mais au fond, sur le phénomène de la télé réalité, l’essentiel a été dit par Guy Debord, il y a trente ans, dans La société du spectacle ; par Daniel Boorstin, il y a cinquante ans dans L’image ; et il y a plus de deux mille ans par Platon.

Ouvrages de référence :

  • Platon, La République, allégorie de la caverne
  • G. Debord, La société du spectacle
  • R. Debray, L’Etat séducteur
  • M. De Gabory


  • La société du spectacle